Introduction : Pourquoi de la culture numérique ?
Retour au parcours Suivant« Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». C’est ce que prophétisait Arthur C. Clarke, auteur majeur de science-fiction britannique. Incontestablement, les technologies numériques sont devenues magiques, tantôt enthousiasmantes et tantôt inquiétantes, pour la grande majorité de nos concitoyen⋅ne⋅s.
Voilà pourquoi l’inclusion numérique est indispensable. Et voilà pourquoi on ne peut pas la limiter à transmettre des compétences numériques, certes indispensables pour faire, mais insuffisantes pour comprendre et questionner. L’inclusion numérique doit aussi transmettre une culture numérique partagée, faite d’histoire, d’économie, de social, de technique aussi. C’est l’objet de cette ressource, destinée en premier lieu aux conseiller·e·s numériques, plus largement aux acteur·ice·s de l’inclusion numérique, de proposer un premier condensé de culture numérique, au sens de la culture générale.
Le terme de culture numérique (on parle aussi de cultures numériques au pluriel) infuse progressivement le monde des acteur·ice·s de l'éducation au numérique. Qu'elles et ils soient médiatrices et médiateurs numériques, enseignantes et enseignants, animatrices et animateurs, travailleuses et travailleurs sociaux, de plus en plus de professionnel⋅le⋅s appréhendent cette notion. Mais de quoi la culture numérique est-elle le nom ? Dans ce chapitre introductif, nous allons revenir sur la polysémie du terme numérique, et partager quelques définitions de chercheuses et chercheurs en sciences humaines autour de la notion de culture numérique.
Ensuite, nous aborderons dans un premier chapitre l’histoire sociotechnique du numérique, avec une question simple : comment les technologies numériques ont-elles pu se développer, si vite, et avec autant d’implications dans nos vies ? Cette question, ce « fait social » que représente le numérique sera l’objet du deuxième chapitre, où nous évoquerons certains des grands impacts du numérique dans nos sociétés. Nous conclurons ensuite cette ressource en étudiant comment la culture numérique permet d’amener l’inclusion numérique vers l’encapacitation et le pouvoir d’agir.
Petite histoire d'un adjectif substantivé
Numérique ! Voilà bien un terme qui ne mérite plus aucune explication en 2024. Mais derrière ce terme, « numérique », devenu d’un usage quotidien, répété ad nauseam, se cache une grande complexité sémantique, c'est-à-dire dans le sens linguistique de ce mot, politique, et presque philosophique.
Il est toujours intéressant et revigorant de se rappeler que le terme numérique est avant tout un adjectif, censé qualifier ce qui s’évalue en nombre, est représenté en nombre. Imaginez deux armées devant vous, l’une compte 2 000 soldats, l’autre seulement 1 000 soldats : la première est en supériorité numérique.
Lorsque des appareils techniques ont commencé à stocker, traiter et transmettre de l’information en la représentant en nombre, on a commencé à parler d’appareils, ou de systèmes numériques. C’était le cas des ordinateurs bien sûr, mais aussi des appareils photos numériques, des microphones, des câbles, etc. Aujourd’hui, la grande majorité de nos infrastructures, équipements et services techniques sont numériques : ils stockent, traitent et transmettent de l’information représentée sous forme de nombres.
La fulgurante démocratisation de ces nouveaux systèmes numériques, avec les ordinateurs, Internet dans un premier temps puis le Web et surtout les smartphones dans un second temps, a progressivement conduit à diluer, jusqu’à l’effacer, la dimension technique de l’adjectif numérique. On a alors commencé à parler d’économie numérique, de société numérique, de transformation numérique, de fracture numérique. Numérique restait un adjectif permettant de qualifier un sujet, mais il avait déjà perdu son caractère technique, puisque l’économie numérique ne transmet a priori pas d’information représentée en nombre…
Enfin, parachevant le processus, l’adjectif numérique est devenu substantif, c'est-à-dire qu’il est devenu le sujet lui-même. Il est désormais tout à fait commun de parler de numérique, du numérique. Il est d’ailleurs devenu fréquent que le numérique soit invoqué comme la cause de tous nos maux, ou à l’inverse, comme la solution à tous nos problèmes.
Aujourd’hui, on dit que le numérique est un terme polysémique, parce qu’il a plusieurs sens, plusieurs significations. Le numérique peut servir à nommer l’ensemble des techniques de l’information et de la communication. On y retrouvera, par exemple et en vrac, les ordinateurs et autres équipements personnels, les réseaux informatiques, ou encore les infrastructures, les réseaux et les terminaux de télécommunications. Il permet de caractériser des usages découlant d’appareils numériques, que ce soit pour faire des recherches sur Internet, publier une image sur Instagram, réaliser une visioconférence sur Zoom. Il permet aussi de caractériser ce qu’on appelle les NBIC (NBIC pour Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) et l’intelligence artificielle. En bref, « le » numérique en 2024, c’est un terme qui ne veut plus dire grand-chose de précis, et qui mérite d’être complété systématiquement.
Qu'est-ce que la culture numérique ?
Dominique Cardon, sociologue et auteur du livre Culture Numérique
L’entrée du numérique dans nos sociétés est souvent comparée aux grandes ruptures technologiques provoquées par l’invention de la machine à vapeur ou de l’électricité au cours des révolutions industrielles. Nous serions entrés dans une nouvelle ère de la productivité dont l’information, la communication et le calcul seraient les principaux ressorts. Bref, Internet, après le train et la voiture. En réalité, la rupture est bien plus profonde et ses effets beaucoup plus diffractés. C’est plutôt avec l’invention de l’imprimerie, au XVème siècle, que la comparaison s’impose, car la révolution numérique est avant tout une rupture dans la manière dont nos sociétés produisent, partagent et utilisent les connaissances. [...] Les changements sont intellectuels, religieux, psychologiques autant qu’économiques ou politiques. Voilà pourquoi il est utile de dire que le numérique est une culture.
Voici un extrait de l'introduction de Culture numérique, le livre-cours de Dominique Cardon, sociologue, sur le numérique, son histoire, ses spécificités et ses enjeux. Pour comprendre le terme de culture numérique, il est bien important de comprendre que les technologies numériques ne peuvent pas être vues uniquement comme des outils de production qui auraient permis la troisième révolution industrielle, après le charbon et l'électricité. Car les technologies numériques, on le verra dans les chapitres qui suivent, ont également permis une révolution cognitive et culturelle, dans la continuité de l'invention de l'écriture et de l'imprimerie. En matière de capacité à stocker et transmettre à grande échelle des idées, l'ordinateur et Internet ont ouvert des nouvelles perspectives.
Sur l’image de gauche, l’information sous le prisme d’une révolution industrielle. Sur celle de droite, le numérique et la numérisation sous le prisme d’une révolution cognitive.
Hervé Le Crosnier, enseignant et éditeur chez C&F Éditions
Il faut toujours prendre le mot « culture » dans son double sens. C’est d’abord une notion anthropologique : les personnes vivant dans un pays ont en général une culture commune qui passe par de nombreux traits du quotidien telle la cuisine ou la manière de se présenter. [...] La culture possède aussi, et principalement dans l’usage du mot, un sens lié à la « culture lettrée », c’est-à-dire l’ensemble des éléments, des documents qui ont pu être inscrits sur des supports par l’humanité depuis qu’elle existe, depuis les peintures rupestres jusqu’aux formes contemporaines. Il s’agit du background culturel sur lequel se développe notre capacité à nous projeter dans le futur à partir des expériences du passé.
Ce texte est un extrait de l'ouvrage Introduction à la culture numérique, d'Hervé Le Crosnier, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication et éditeur chez C&F Éditions. Il y expose le double sens du mot « culture ». La culture numérique, c’est donc à la fois la façon dont le numérique transforme nos quotidiens, du lever au coucher, en termes de socialisation, d’accès à l’information, de production de contenus, etc. Mais c’est aussi la façon dont le numérique transforme les objets de culture « traditionnels » tels que le cinéma, le livre, la musique.
Louise Merzeau, maîtresse de conférences HDR en sciences de l'information et de la communication
On ne peut plus ne pas laisser de traces. [...] Nous sommes passés d’une quête de traces à une quête de l’oubli.
Ressource vidéo : Louise Merzeau, les défis anthropologiques du numérique
Pour Louise Merzeau, le numérique est un vecteur de mutation anthropologique, dans le sens où cet ensemble de technologies renouvelle totalement les notions de mémoires et de traces (la trace étant l’externalisation de la mémoire : un papyrus, une photographie sont des traces). Pour elle, nous sommes passés en un temps record d’une civilisation en quête de traces, à une civilisation en quête d’oubli (en témoignent les notions de droit à l’oubli, de droit au déréférencement, notamment).
Pour Dominique Boullier, sociologue, « Il devient difficile de ne pas refaire toute la sociologie de tous les domaines, car le numérique a ceci de particulier qu’il est “pervasif”, c’est-à-dire qu’il pénètre toutes nos activités, des plus intimes aux plus collectives. » En ce sens, la culture numérique est, elle aussi, la culture tout court. Car aujourd’hui, il n’y a plus grand-chose qui échappe totalement à la transformation numérique.
Ressource vidéo : S1E1 Amplification - Enjeux socio-politiques du numérique
Pour conclure, nous retiendrons deux grandes manières d’appréhender la culture numérique. La première, c’est une forme de culture générale qui documente comment nous façonnons le numérique depuis ses débuts, et comment il nous façonne en retour. La seconde, c’est une analyse de la façon qu’a le numérique de transformer, et notamment d’amplifier nos activités culturelles : créer, socialiser, partager des émotions, garder trace. C’est en ayant en tête ces deux manières d’appréhender la culture numérique que nous vous proposons d’entrer dans le premier chapitre, qui va s’intéresser à l’histoire passionnante des techniques qui nous ont conduit, en à peine plus d’un demi-siècle, à la « société numérique ».
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